Mesdames,
Messieurs,
Permettez-moi d'emblée
de saluer parmi nous la présence de Wilchar, ami de Jean
Lagneau dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire.
Notre invité de ce jour ne nous en voudra pas de parler en priorité
de son ami, tué par les Nazis pour la défense de ses idées
et de notre liberté.
Jean
François Léopold Lagneau né à
Souvret le 14 mai 1914 est le fils de Léopold Joseph Lagneau
et de Octavie Maghe.
Brillant étudiant,
il recevra une licence en mathématiques de l'ULB et enseignera
notamment à l'Athénée de Virton ce qui lui valut
en 1998 d'être le sujet d'un récent ouvrage intitulé
" Papon est-il responsable du silence de Jean Lagneau ? " ;
ouvrage écrit par les élèves de l'Athénée
de Virton sous la conduite de leur professeur Madame Drohé, ouvrage
aussi, préfacé par un autre grand résistant, Arthur
Haulot, pour ne pas le citer.
Engagé politiquement,
Jean Lagneau l'a été depuis son plus jeune âge puisqu'il
fut membre des Etudiants socialistes et qu'au sein de l'Action socialiste,
il affirmait son identité de gauche en tant que partisan du Docteur
Albert Marteau. ( qui devint ministre communiste après la guerre).
Pas étonnant
que l'un et l'autre, opposés à la politique de neutralité
prônée à l'époque par le Parti socialiste et
ses plus hauts dirigeants - nous sommes en 1938 - le quitteront pour rejoindre
le Parti communiste.
Il sera ainsi journaliste à la Voix du Peuple avant de regagner
l'enseignement suite aux difficultés financières vécues
par le journal.
En 1941, Jean Lagneau
devient dirigeant du Rassemblement national de la Jeunesse, mouvement
de jeunesse affilié au Front de l'Indépendance. Peut-être
faut-il rappeler ici que le FI était un des principaux et des plus
combatifs mouvements de la résistance. S'il comptait en son sein
l'ensemble des militants du Parti communiste - seul parti politique belge
organisé en tant que tel durant toute la guerre - il comptait aussi
dans ses rangs beaucoup de cadres et militants socialistes, chrétiens
mais aussi de libéraux.
L'action clandestine
commençait.
Il écrivit
moult pamphlets dans des journaux clandestins comme Jeunesse Nouvelle
ou vers l'Avenir, presse qu'il diffusait largement autour de lui tout
comme le maillon qu'il rédigeait en autre avec Wilchar,
organe de presse qui était diffusé au sein même de
l'Office National du Travail. Son action le poussera à mettre le
feu aux dossiers accumulés par cette organisation de collaboration
et à faire sauter son imprimerie.
Il participera en outre à l'action armée. Il sera ainsi
amené à participer à la liquidation d'un fonctionnaire
belge spécialisé dans la poursuite des réfractaires
au travail en Allemagne.
La clandestinité,
c'est aussi être agent de renseignements et de liaison. Ses contacts
avec une secrétaire du Baron Delaunoy permettront le financement
partiel du Front de l'Indépendance.
Il connaîtra ensuite la clandestinité totale au début
1943 et il sera arrêté le 6 août de la même année
alors qu'il résidait chez ses parents à Watermael-Boitsfort,
30 avenues des Archiducs.
Durant ces quelques
années, véritable intellectuel aux multiples talents, Jean
Lagneau n'oubliera jamais qu'il était fils du peuple. Il l'affirmait
tant dans sa profession que dans la peinture ou encore en tant que critique
d'art remarquable.
C'est en 1942, qu'il
écrira et fera publier aux Editions du Monde Entier un petit chef-d'uvre
d'étude sociale et artistique sur la peinture au XVIII ème
siècle au travers d'un opuscule intitulé " De Lebrun
à David ".
Nous retiendrons aussi
et principalement la création du groupe d'art " Contact "
créé le 1 mars 1941 dont il assurera la direction en compagnie
d'un certain nombre d'artistes qui se qualifieront de révolutionnaires,
groupe dont Wilchar et Jean Goldman, Cimaise de son nom
de critique d'art, faisaient partie. Les panneaux situés à
l'entrée de la salle vous en apprendront plus sur ce groupe et
les objectifs qu'il poursuivait. Retenons principalement leur dénonciation
du soi-disant classicisme ou réalisme national socialiste.
Il sera arrêté
en 1943 et connaîtra la prison de Saint-Gilles avant d'être
conduit dans la forteresse de Kaishem où il sera condamné
à mort le 19 août 1944 et décapité à
la hache le 27 novembre.
Des témoignages
recueillis auprès des survivants qui ont partagé ses dernières
heures de vie, il l'a passée sa dernière nuit en compagnie
d'un autre condamné, le dénommé Lecocq. Cette nuit,
leurs tortionnaires et bourreaux devront supporter les chants révolutionnaires
qu'ils entonnaient à tue-tête.
Jean Lagneau a été un être extraordinaire mais pas
exceptionnel car il a fait partie de ces milliers, de ces dizaines ou
centaines de milliers d'hommes et de femmes qui se sont levés immédiatement
contre l'oppresseur. Qu'ils soient honorés, qu'ils ne soient jamais
oubliés.
Merci aux mandataires
communaux de Souvret qui ont donné le nom de Jean Lagneau à
leur place communale. Merci au Conseil communal de Courcelles d'avoir
apporté son appui aux deux principaux organisateurs de l'événement
de ce jour, l'ALEC et la FJJ.
Ces jeunes gens ont
combattu pour notre liberté, il y a 50 ans. Aujourd'hui, vu leur
âge, les témoins immédiats disparaissent jour après
jour. Laissez-moi rappeler la mémoire de personnes comme Benoît
Michiels et Yvonne Forneville, son épouse qui ont milité
jusqu'à leur dernier souffle pour crier aux jeunes " Plus
jamais ça ! ".
Comme
notre ami Wilchar, ils sont aujourd'hui âgés,
la génération suivante, celle de Jean Denuit et de la
mienne veut encore transmettre le relais mais elle a besoin de vous,
les plus jeunes.
Toutefois, si les
témoins disparaissent, les témoignages restent. Je vous
conseille de revenir plus tard écouter le film sur Breendonck où
Wilchar retrace son enfer et celui de ses compagnons. Il a revécu
ces moments douloureux où des hommes avilissaient d'autres hommes.
Ces hommes étaient des Allemands mais aussi de bons Belges, Flamands
ou Wallons, adeptes de Le Pen, en France, en Autriche, partisans de Haider
ou encore, en Italie, membres du Parti de l'Alliance nationale de Fini.
Wilchar, l'affichiste,
Wilchar le peintre, Wilchar, l'impertinent, Wilchar, l'anar, Wilchar,
l'affichiste, Wilchar, l'imagier populaire, Wilchar, toujours, homme debout.
C'est par sa peinture, ses gouaches qu'il témoigne de ses souffrances,
de celles de ses compagnons de captivité. Son uvre est aujourd'hui
la propriété du fort national de Breendonck. Signalons également
en ce lieu des reproductions sous forme de photocopies d'uvres d'un
autre artiste, le Liégeois Jacques OCHS.
Et l'art dans tout
cela se questionne Stéphane d'D'Hoedt ?
Il est vrai qu'il
n'y avait pas de place pour l'art. Tenaillés comme ils l'étaient
par la faim, dit Wilchar, nous enregistrions dans nos mémoires
recettes de cuisine et adresses de restaurants.
Et cependant poursuit d'Hoedt, quand Wilchar revient, il porte
en lui ces remarquables dessins, témoignage qui est et restera
unique de ce qui se passa à Breendonk. L'il du peintre et
le subconscient de l'artiste avaient tout retenu. Quelle fresque étonnante
que celle de ces pauvres fantômes, silhouettes sans visage, qui
vous serrent le cur. Plus éloquentes dans leur simplicité
apparente de lignes que dans une évocation trop réaliste
qui eût seulement atteint les tripes. Ainsi fit Picasso dans "
Guernica " qui, prenant ses distances, préféra faire
comprendre aussi l'horreur de la guerre, par le cur et l'intelligence.
Ils ont voulu transmettre
aux jeunes générations les dures leçons qu'ils ont
tirées du fascisme et essayer de leur faire comprendre que la lutte
pour la liberté est de la volonté de tous les jeunes.
Avant
de conclure, permettez-moi d'émettre quelques
réflexions sur la notion de liberté et les
interrogations que cela pose aujourd'hui à l'homme que je suis,
qui approche de l'automne de sa vie alors qu'il y a trente ans, ce même
homme s'était engagé politiquement pour tenter de faire
évoluer le monde positivement.
Qu'en est-il de cette
liberté inscrite en lettres majuscules dans la Déclaration
des Droits de l'Homme ? Il me semble que ce vocable, comme bien d'autres
que nous partageons ici dans cette pièce sont galvaudés,
vidés de leur contenu. En effet, la liberté n'est pas seule,
elle est l'aboutissement de valeurs nobles comme solidarité, justice
et démocratie.
La liberté,
au cours des siècles fut réclamée, revendiquée,
exigée, conquise, défendue l'arme à la main, par
la création d'organisations sociales et politiques, par la grève
ou encore par ceux qui ,au travers des temps, ont exigé l'application
totale des droits du citoyen et de l'homme que ce soient les révolutionnaires
du XVIII ème siècle, le prolétariat du 19 ème,
les adeptes de Marx et du socialisme et d'autres philosophes, les soviets
de 1917, les antifascistes, croyants ou incroyants.
La liberté
est aussi l'idéal, la volonté d'absolu de tous ceux qui
ont le cur à gauche.
Toutefois, depuis
1945, il me semble que la liberté, les libertés que nous,
que votre génération, ami Wilchar ont conquises,
ont été volées, reconquises, canalisées, limitées,
entravées par les tenants d'un capitalisme de plus en plus tout
puissant, méprisant les valeurs humaines car désormais,
unique mode d'organisation économique de notre société.
.
Les régimes
dits socialistes ont vécu. La sociale démocratie est en
crise profonde. Les Reagan, Thatcher d'abord, Bush père, hier,
Bush fils, aujourd'hui, mais aussi les Blair et tous les autres, partisans
du tout à la libre entreprise, libre entreprise de créer
ou d'asservir, mélangeant allègrement liberté et
libéralisme, avec comme aboutissement le capitalisme sauvage.
Existe-t-il des libertés pour tous les laisser pour-compte, de
tous ceux qui ont perdu leur emploi sur l'autel de la rentabilité
?
Existe-t-il des libertés
pour tous ceux qu'on appelle pudiquement les nouveaux pauvres, sans travail,
sans logis, paumés, quarts-mondistes ?
Existe-t-il encore
des libertés quand on s'attaque aux droits fondamentaux de l'homme
comme la liberté d'association ?
Existe-t-il des libertés lorsqu'on est bronzé, clandestin,
travailleur immigré soumis aux passeurs d'hommes et négriers
de toutes sortes ?
Existe-t-il des libertés
pour ces femmes dont des mafieux achètent et vendent les corps
?
Est-ce accorder des
libertés lorsqu'on permet à des mouvements, populistes,
d'extrême droite ou carrément fascistes d'avoir pignon sur
rue et de distiller leurs théories d'exclusions.
Existe-t-il des libertés
lorsqu'on permet la privatisation des médias et lorsque des gens
comme Berlusconi contrôlent la quasi entièreté de
la presse de leur pays, en dénaturant l'information, en abêtissant
les consommateurs d'images ?
Existe-t-il des libertés
lorsque certains tirent profit de l'industrie d'armement et organisent
des conflits localisés.
Existe-t-il des libertés
lorsqu 'un état s'institue comme gendarme du monde et se juge au-dessus
de toutes les lois internationales ?
Existe-t-il des libertés
lorsque le terrorisme d'Etat favorise la création de groupes intégristes
?
Y a-t-il libertés
lorsque les nations nanties, les multinationales qu'elles génèrent,
exploitent le Tiers-Monde, pillent ses richesses, détruisent notre
patrimoine commun, l'environnement, lorsqu'elles exploitent ou prostituent
de jeunes gamins ou gamines ?
Existe-t-il des libertés
lorsque l'argent de la prostitution, du trafic de la drogue soumet la
volonté des humains à l'alcool, aux drogues ou pollue les
esprits par les sectes ?
Existe-t-il des libertés,
pour en terminer lorsque l'argent permet d'utiliser la force de travail
de milliards d'êtres humains pour créer la richesse de quelques
millions de privilégiés ?
La réponse
est dans nos mains, chers amis. N'oubliez surtout pas que les grands patrons
ont permis la prise légale du pouvoir par Hitler qui leur a offert
la richesse créée par la force de travail représentée
par tous les bras des hommes, de femmes et même d'enfants appartenant
aux peuples qu'ils considéraient comme des sous-hommes qu 'ils
avaient réduit à l'esclavage ?
Aujourd'hui, Daimler,
Volkswagen, Krupp ont été forcés d'indemniser tous
ceux, tous les survivants qu'ils avaient exploités mais n'oubliez
pas que les banques françaises et belges renâclent à
restituer aux Juifs, les richesses qu'elles ont conservées durant
autant d'années au plus grand profit de leurs actionnaires.