Discours prononcé lors du vernissage de l'exposition des "Gouaches de Breendonk",
à Courcelle, le 30 août 2002 par Mr Robert Tangre.

Cette exposition était réalisée en souvenir de Jean Lagneau et à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle place "Jean Lagneau" à Souvret

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Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi d'emblée de saluer parmi nous la présence de Wilchar, ami de Jean Lagneau dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire. Notre invité de ce jour ne nous en voudra pas de parler en priorité de son ami, tué par les Nazis pour la défense de ses idées et de notre liberté.

Jean François Léopold Lagneau né à Souvret le 14 mai 1914 est le fils de Léopold Joseph Lagneau et de Octavie Maghe.

Brillant étudiant, il recevra une licence en mathématiques de l'ULB et enseignera notamment à l'Athénée de Virton ce qui lui valut en 1998 d'être le sujet d'un récent ouvrage intitulé " Papon est-il responsable du silence de Jean Lagneau ? " ; ouvrage écrit par les élèves de l'Athénée de Virton sous la conduite de leur professeur Madame Drohé, ouvrage aussi, préfacé par un autre grand résistant, Arthur Haulot, pour ne pas le citer.

Engagé politiquement, Jean Lagneau l'a été depuis son plus jeune âge puisqu'il fut membre des Etudiants socialistes et qu'au sein de l'Action socialiste, il affirmait son identité de gauche en tant que partisan du Docteur Albert Marteau. ( qui devint ministre communiste après la guerre).

Pas étonnant que l'un et l'autre, opposés à la politique de neutralité prônée à l'époque par le Parti socialiste et ses plus hauts dirigeants - nous sommes en 1938 - le quitteront pour rejoindre le Parti communiste.

Il sera ainsi journaliste à la Voix du Peuple avant de regagner l'enseignement suite aux difficultés financières vécues par le journal.

En 1941, Jean Lagneau devient dirigeant du Rassemblement national de la Jeunesse, mouvement de jeunesse affilié au Front de l'Indépendance. Peut-être faut-il rappeler ici que le FI était un des principaux et des plus combatifs mouvements de la résistance. S'il comptait en son sein l'ensemble des militants du Parti communiste - seul parti politique belge organisé en tant que tel durant toute la guerre - il comptait aussi dans ses rangs beaucoup de cadres et militants socialistes, chrétiens mais aussi de libéraux.

L'action clandestine commençait.

Il écrivit moult pamphlets dans des journaux clandestins comme Jeunesse Nouvelle ou vers l'Avenir, presse qu'il diffusait largement autour de lui tout comme le maillon qu'il rédigeait en autre avec Wilchar, organe de presse qui était diffusé au sein même de l'Office National du Travail. Son action le poussera à mettre le feu aux dossiers accumulés par cette organisation de collaboration et à faire sauter son imprimerie.

Il participera en outre à l'action armée. Il sera ainsi amené à participer à la liquidation d'un fonctionnaire belge spécialisé dans la poursuite des réfractaires au travail en Allemagne.

La clandestinité, c'est aussi être agent de renseignements et de liaison. Ses contacts avec une secrétaire du Baron Delaunoy permettront le financement partiel du Front de l'Indépendance.

Il connaîtra ensuite la clandestinité totale au début 1943 et il sera arrêté le 6 août de la même année alors qu'il résidait chez ses parents à Watermael-Boitsfort, 30 avenues des Archiducs.

Durant ces quelques années, véritable intellectuel aux multiples talents, Jean Lagneau n'oubliera jamais qu'il était fils du peuple. Il l'affirmait tant dans sa profession que dans la peinture ou encore en tant que critique d'art remarquable.

C'est en 1942, qu'il écrira et fera publier aux Editions du Monde Entier un petit chef-d'œuvre d'étude sociale et artistique sur la peinture au XVIII ème siècle au travers d'un opuscule intitulé " De Lebrun à David ".

Nous retiendrons aussi et principalement la création du groupe d'art " Contact " créé le 1 mars 1941 dont il assurera la direction en compagnie d'un certain nombre d'artistes qui se qualifieront de révolutionnaires, groupe dont Wilchar et Jean Goldman, Cimaise de son nom de critique d'art, faisaient partie. Les panneaux situés à l'entrée de la salle vous en apprendront plus sur ce groupe et les objectifs qu'il poursuivait. Retenons principalement leur dénonciation du soi-disant classicisme ou réalisme national socialiste.

Il sera arrêté en 1943 et connaîtra la prison de Saint-Gilles avant d'être conduit dans la forteresse de Kaishem où il sera condamné à mort le 19 août 1944 et décapité à la hache le 27 novembre.

Des témoignages recueillis auprès des survivants qui ont partagé ses dernières heures de vie, il l'a passée sa dernière nuit en compagnie d'un autre condamné, le dénommé Lecocq. Cette nuit, leurs tortionnaires et bourreaux devront supporter les chants révolutionnaires qu'ils entonnaient à tue-tête.

Jean Lagneau a été un être extraordinaire mais pas exceptionnel car il a fait partie de ces milliers, de ces dizaines ou centaines de milliers d'hommes et de femmes qui se sont levés immédiatement contre l'oppresseur. Qu'ils soient honorés, qu'ils ne soient jamais oubliés.

Merci aux mandataires communaux de Souvret qui ont donné le nom de Jean Lagneau à leur place communale. Merci au Conseil communal de Courcelles d'avoir apporté son appui aux deux principaux organisateurs de l'événement de ce jour, l'ALEC et la FJJ.

Ces jeunes gens ont combattu pour notre liberté, il y a 50 ans. Aujourd'hui, vu leur âge, les témoins immédiats disparaissent jour après jour. Laissez-moi rappeler la mémoire de personnes comme Benoît Michiels et Yvonne Forneville, son épouse qui ont milité jusqu'à leur dernier souffle pour crier aux jeunes " Plus jamais ça ! ".

Comme notre ami Wilchar, ils sont aujourd'hui âgés, la génération suivante, celle de Jean Denuit et de la mienne veut encore transmettre le relais mais elle a besoin de vous, les plus jeunes.

Toutefois, si les témoins disparaissent, les témoignages restent. Je vous conseille de revenir plus tard écouter le film sur Breendonck où Wilchar retrace son enfer et celui de ses compagnons. Il a revécu ces moments douloureux où des hommes avilissaient d'autres hommes. Ces hommes étaient des Allemands mais aussi de bons Belges, Flamands ou Wallons, adeptes de Le Pen, en France, en Autriche, partisans de Haider ou encore, en Italie, membres du Parti de l'Alliance nationale de Fini.

Wilchar, l'affichiste, Wilchar le peintre, Wilchar, l'impertinent, Wilchar, l'anar, Wilchar, l'affichiste, Wilchar, l'imagier populaire, Wilchar, toujours, homme debout. C'est par sa peinture, ses gouaches qu'il témoigne de ses souffrances, de celles de ses compagnons de captivité. Son œuvre est aujourd'hui la propriété du fort national de Breendonck. Signalons également en ce lieu des reproductions sous forme de photocopies d'œuvres d'un autre artiste, le Liégeois Jacques OCHS.

Et l'art dans tout cela se questionne Stéphane d'D'Hoedt ?

Il est vrai qu'il n'y avait pas de place pour l'art. Tenaillés comme ils l'étaient par la faim, dit Wilchar, nous enregistrions dans nos mémoires recettes de cuisine et adresses de restaurants.
Et cependant poursuit d'Hoedt, quand Wilchar revient, il porte en lui ces remarquables dessins, témoignage qui est et restera unique de ce qui se passa à Breendonk. L'œil du peintre et le subconscient de l'artiste avaient tout retenu. Quelle fresque étonnante que celle de ces pauvres fantômes, silhouettes sans visage, qui vous serrent le cœur. Plus éloquentes dans leur simplicité apparente de lignes que dans une évocation trop réaliste qui eût seulement atteint les tripes. Ainsi fit Picasso dans " Guernica " qui, prenant ses distances, préféra faire comprendre aussi l'horreur de la guerre, par le cœur et l'intelligence.

Ils ont voulu transmettre aux jeunes générations les dures leçons qu'ils ont tirées du fascisme et essayer de leur faire comprendre que la lutte pour la liberté est de la volonté de tous les jeunes.

Avant de conclure, permettez-moi d'émettre quelques réflexions sur la notion de liberté et les interrogations que cela pose aujourd'hui à l'homme que je suis, qui approche de l'automne de sa vie alors qu'il y a trente ans, ce même homme s'était engagé politiquement pour tenter de faire évoluer le monde positivement.

Qu'en est-il de cette liberté inscrite en lettres majuscules dans la Déclaration des Droits de l'Homme ? Il me semble que ce vocable, comme bien d'autres que nous partageons ici dans cette pièce sont galvaudés, vidés de leur contenu. En effet, la liberté n'est pas seule, elle est l'aboutissement de valeurs nobles comme solidarité, justice et démocratie.

La liberté, au cours des siècles fut réclamée, revendiquée, exigée, conquise, défendue l'arme à la main, par la création d'organisations sociales et politiques, par la grève ou encore par ceux qui ,au travers des temps, ont exigé l'application totale des droits du citoyen et de l'homme que ce soient les révolutionnaires du XVIII ème siècle, le prolétariat du 19 ème, les adeptes de Marx et du socialisme et d'autres philosophes, les soviets de 1917, les antifascistes, croyants ou incroyants.

La liberté est aussi l'idéal, la volonté d'absolu de tous ceux qui ont le cœur à gauche.

Toutefois, depuis 1945, il me semble que la liberté, les libertés que nous, que votre génération, ami Wilchar ont conquises, ont été volées, reconquises, canalisées, limitées, entravées par les tenants d'un capitalisme de plus en plus tout puissant, méprisant les valeurs humaines car désormais, unique mode d'organisation économique de notre société. .

Les régimes dits socialistes ont vécu. La sociale démocratie est en crise profonde. Les Reagan, Thatcher d'abord, Bush père, hier, Bush fils, aujourd'hui, mais aussi les Blair et tous les autres, partisans du tout à la libre entreprise, libre entreprise de créer ou d'asservir, mélangeant allègrement liberté et libéralisme, avec comme aboutissement le capitalisme sauvage.

Existe-t-il des libertés pour tous les laisser pour-compte, de tous ceux qui ont perdu leur emploi sur l'autel de la rentabilité ?

Existe-t-il des libertés pour tous ceux qu'on appelle pudiquement les nouveaux pauvres, sans travail, sans logis, paumés, quarts-mondistes ?

Existe-t-il encore des libertés quand on s'attaque aux droits fondamentaux de l'homme comme la liberté d'association ?

Existe-t-il des libertés lorsqu'on est bronzé, clandestin, travailleur immigré soumis aux passeurs d'hommes et négriers de toutes sortes ?

Existe-t-il des libertés pour ces femmes dont des mafieux achètent et vendent les corps ?

Est-ce accorder des libertés lorsqu'on permet à des mouvements, populistes, d'extrême droite ou carrément fascistes d'avoir pignon sur rue et de distiller leurs théories d'exclusions.

Existe-t-il des libertés lorsqu'on permet la privatisation des médias et lorsque des gens comme Berlusconi contrôlent la quasi entièreté de la presse de leur pays, en dénaturant l'information, en abêtissant les consommateurs d'images ?

Existe-t-il des libertés lorsque certains tirent profit de l'industrie d'armement et organisent des conflits localisés.

Existe-t-il des libertés lorsqu 'un état s'institue comme gendarme du monde et se juge au-dessus de toutes les lois internationales ?

Existe-t-il des libertés lorsque le terrorisme d'Etat favorise la création de groupes intégristes ?

Y a-t-il libertés lorsque les nations nanties, les multinationales qu'elles génèrent, exploitent le Tiers-Monde, pillent ses richesses, détruisent notre patrimoine commun, l'environnement, lorsqu'elles exploitent ou prostituent de jeunes gamins ou gamines ?

Existe-t-il des libertés lorsque l'argent de la prostitution, du trafic de la drogue soumet la volonté des humains à l'alcool, aux drogues ou pollue les esprits par les sectes ?

Existe-t-il des libertés, pour en terminer lorsque l'argent permet d'utiliser la force de travail de milliards d'êtres humains pour créer la richesse de quelques millions de privilégiés ?

La réponse est dans nos mains, chers amis. N'oubliez surtout pas que les grands patrons ont permis la prise légale du pouvoir par Hitler qui leur a offert la richesse créée par la force de travail représentée par tous les bras des hommes, de femmes et même d'enfants appartenant aux peuples qu'ils considéraient comme des sous-hommes qu 'ils avaient réduit à l'esclavage ?

Aujourd'hui, Daimler, Volkswagen, Krupp ont été forcés d'indemniser tous ceux, tous les survivants qu'ils avaient exploités mais n'oubliez pas que les banques françaises et belges renâclent à restituer aux Juifs, les richesses qu'elles ont conservées durant autant d'années au plus grand profit de leurs actionnaires.

Excusez-moi de la longueur de mon intervention mais le sujet me tient tant à cœur.

Je vous remercie.


Robert TANGRE